Le Déchu

Le Déchu


Salle de presse bondée. Un homme (45 ans, complet veston gris) monte sur le podium vers le pupitre et les microphones. Sans un regard pour la salle, il sort de sa poche intérieure un feuillet A4 replié. Cliquetis de caméras. Il déplie nerveusement le feuillet, se racle la gorge et lit.


Cher auditoire,
C’est avec regrets qu’aujourd’hui je mets un pas de côté. C’est le moment le plus difficile de ma carrière et de ma vie. Et pourtant, je suis certain que c’est la meilleure chose à faire pour moi-même et pour mon parti. Les semaines écoulées ont été très pénibles. Le flux de fausses images et informations qui ont été étalées dans la presse et employées contre moi afin de me nuire, constitue une violation éhontée de ma vie privée, ainsi qu’une atteinte à mon intégrité. En ce moment j’étudie encore avec mes conseillers les démarches juridiques à entreprendre.
Mais, même si la vérité est de mon côté, le préjudice subi peut difficilement être surestimé. Les accusations dépourvues de tout fondement formulées à mon sujet ont été fabriquées de toute pièce, afin de me présenter sous un jour néfaste, avec comme seul but de m’imposer le silence.


L’homme se tait.


Je n’étais pas d’avis d’entrer dans les détails concernant les circonstances spécifiques de ce dont on m’accuse, étant persuadé que personne n’y croirait une seule seconde, tant c’est grotesque. Vraisemblablement, je me suis trompé sur la capacité de jugement de certaines personnes. Il y en a qui ont du mal à distinguer élucubrations et vérité. La situation m’oblige à m’exprimer. Je ne puis faire autrement, même si cela me pèse.


L’homme prend le verre posé sur le pupitre et boit une gorgée d’eau. Il laisse s’installer un silence prolongé et respire à fond.


Les images d’un poing pénétrant un anus sont dégoûtantes et écoeurantes. Oui, l’homme à qui appartient cet anus me ressemble, et l’homme au poing ressemble étrangement à mon secrétaire personnel. Les images de moi et de mon secrétaire, à table au restaurant, puis entrant dans une chambre d’hôtel, ont également l’air vrai. Mais en ces temps d’hypertrucage, il n’est vraiment pas difficile de générer ces formes de fabulations par une simple pression sur un bouton. Il n’est pas difficile non plus de donner à un robot AI l’ordre suivant: Ecrivez une série de messages lubriques, échangés entre un politicien connu et son secrétaire bien plus jeune, dans lesquels ils s’avouent leur attirance et se fixent des rendez-vous à l’hôtel pour s’y livrer à la sodomie. Le témoignage de la femme de chambre, qui prétend être entrée dans la chambre en l’absence d’un écriteau “Ne pas déranger” à la porte, constitue également un gros mensonge. La déclaration de cette femme, qui est ici en situation irrégulière et parle à peine la langue, fut recueillie sous la menace d’extradition vers son pays d’origine. Ses assertions, selon lesquelles elle nous a vu faire ces gestes contre nature, ont été extorquées et ne sont donc absolument pas crédibles. Ceux qui me connaissent, savent que je suis un homme droit, un homme ayant des normes et des valeurs, qui ne s’abaisserait jamais à ces formes d’aberration sexuelle.


L’homme relève la tête et regarde droit dans la salle.


Je sais ce que je représente. La famille est la pierre angulaire de notre société. Le mariage entre un homme et une femme est sacré. Certains ne sont pas d’accord avec ce point de vue et emploient tous les moyens possibles pour me discréditer.
Le hashtag “trou du cul” en vogue ces dernières semaines m’a fait beaucoup de peine, ainsi qu’à ma famille. Le malin plaisir m’a profondément touché. Pourtant j’ai commencé par me taire. Non pas parce que j’avais quelque chose à cacher, mais parce que j’étais persuadé que la raison finirait par triompher. Aujourd’hui le silence n’est plus de mise. La tempête dans laquelle je me retrouve est devenue trop forte. Les hautes vagues risquent d’entraîner mon parti. Je comprends qu’il soit réticent face à cette affaire et inquiet pour les possibles retombées sur les élections à venir, et je souscris entièrement à sa recherche de la vérité. J’ai toute confiance en l’avenir, mais dans ces circonstances - et tout le monde le comprendra - il m’est devenu impossible de poursuivre mon travail de façon sereine.
Je regrette que mon secrétaire personnel ait, pour le moment, préféré se taire. Il réside actuellement dans un lieu inconnu de moi et on ne peut pas le joindre. J’espère, j’imagine – non, je suis certain, que lui aussi est profondément choqué par les évènements. Cela fait des années que je travaille avec lui, je ne connais personne d’aussi dévoué, intègre, professionnel et loyal. Etre stigmatisé comme étant un pervers dégénéré constitue pour lui un terrible affront, un coup bas. Il aura besoin de temps pour digérer cela. Mais je suis absolument certain qu’il infirmera avec force ces fausses accusations, dès qu’il réapparaîtra. En attendant, je ne peux faire autrement que de cesser mes activités.


L’homme toussote. Il reprend une gorgée d’eau.


En attendant, ceux qui se cachent derrière cette campagne diffamatoire restent hors de mire. Bien installés dans les canapés en peluche de leurs chambres les plus secrètes, ils ont orchestré cette campagne de diffamation afin de me museler et de miner mon parti et mon pays. Cette alliance secrète entre les élites de la presse, les universités, la justice corrompue, la maffia du monde de l’art et le complexe politico-militaire-industriel veut obtenir, par le biais d’une attaque choquante à la liberté d’expression, rien de moins que le contrôle total de notre société. Ce n’est pas moi, ce sont eux les pervertis, les corrompus. Pourquoi divulgeraient-ils sinon massivement ces images dégoutantes, si ce n’est pour inciter nos enfants à avoir des comportements débauchés? En exposant nos enfants à ces fantaisies sexuelles déviantes, ils sèment des graines vénéneuses dans les têtes d’une génération future, afin que celle-ci se perde dans la débauche, pendant que l’élite s’empare de la domination du monde. Le combat que je mène aujourd’hui, cher auditoire, n’est pas seulement personnel. C’est un combat pour nous tous. Ce qui est en jeu ici n’est rien de moins que l’avenir de notre monde libre.


L’homme laisse pénétrer ses paroles pendant quelques instants.


Je remercie tous ceux qui continuent à me soutenir dans ces moments difficiles. En particulier merci à mon épouse et à mes trois filles chéries…


L’homme est visiblement ému.


Leur confiance en moi est inébranlable, leur amour inconditionnel. Sans elles je ne survivrais pas à cette tempête. Je demande avec instance de respecter leur tranquillité et leur intimité. Je crois dur comme fer que mon nom sera blanchi. On peut m’injurier et me crucifier, mais, et cela je vous le promets, cher auditoire: je reviendrai, plus fort que jamais. Multa ceciderunt, ut altius surgerent!


L’homme ouvre les bras et monte au ciel devant le public interloqué.